Une guerre en mer Baltique ? Avant le sommet de l’Otan, le 12 juillet, la Suède étudie les scénarios possibles. Inquiétant.
« Välkommen till Gotland ! » (« Bienvenue à Gotland ») Les soldats du Gotlands regemente se souviendront longtemps de l’accueil chaleureux réservé par les autochtones lors de leur grand retour sur cette île de la mer Baltique qui est à la Suède ce que la Corse est à la France : une destination touristique prisée.
En mai dernier, ces militaires sont acclamés comme s’ils rentraient d’une campagne victorieuse. « La population nous a reçus comme un groupe de hard rock, une drôle de sensation », s’amuse Gustaf af Petersens, commandant d’une compagnie de
chars qui, ce jour-là, observe la scène depuis sur la tourelle de son blindé.
Il faut dire que l’événement est historique et qu’il justifie la présence du roi de Suède, Carl XVI Gustaf, et du Premier ministre (social-démocrate), Stefan Löfven. C’est la première fois, en effet, depuis la fin de la seconde guerre mondiale que la Suède crée de toutes pièces un nouveau régiment de chars et d’infanterie. Ou plutôt : recrée.
Car après l’éclatement de l’URSS, en 1991, et la fin de la menace soviétique, la Suède, qui croit naïvement à la « fin de l’histoire » et à la paix éternelle, entreprend de démanteler presque entièrement son armée, à commencer par le régiment de Gotland. Depuis lors, l’île (60 000 âmes), pourtant stratégiquement située au coeur de la Baltique, n’est plus qu’un camp de vacances sans défense où 1 million de Suédois par an (sur 10 millions d’habitants) viennent se détendre aux beaux jours
A l’époque, cette démobilisation s’inscrit dans un plan général d’assainissement des finances publiques. De 3 %, le budget de la Défense nationale est réduit à 1 % ! Une bonne partie du matériel militaire est cédée gratuitement aux trois républiques (re)naissantes sur l’autre rive de la mer Baltique : l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie. Quant à l’aviation, elle n’est plus que l’ombre d’elle-même. « En cas de guerre, la Suède n’a pas les moyens de se défendre au-delà d’une semaine », résume le chef d’état-major, en 2013.
Or, un an plus tard, la Russie annexe la Crimée. Un vent de panique souffle en Europe du Nord, non seulement dans les Etats baltes (naguère colonies soviétiques), mais également en Finlande et en Suède, où l’on se targue de bien connaître l’ours russe : « Dès qu’il se passe quelque chose en mer Noire, les répercussions se font sentir jusque dans la Baltique », rappelle, à Stockholm, l’analyste de l’Institut suédois de recherche sur la défense (FOI) Robert Dalsjö.
« Pendant la guerre de Crimée (1853-1856), par exemple, la France et la Grande-Bretagne envoyèrent des canonnières en mer Baltique, au large de la Finlande (alors possession de l’Empire russe) afin de contraindre le tsar à négocier sur le conflit de la mer Noire, poursuit-il. Il ne faut pas croire que la Baltique est déconnectée du reste du continent. »
Voilà pourquoi, depuis 2014, la Suède, alarmée par l’aventurisme russe (Ukraine, Syrie…), recentre sa politique de défense plus volontiers sur son propre territoire que sur des opérations de maintien de la paix en Afghanistan ou ailleurs, comme c’est le cas depuis deux décennies. La création d’un régiment sur l’île de Gotland – qui est la partie du pays la plus proche de la Russie – fait partie de cet effort. Avec 350 soldats et, peut-être, le double d’ici un an (contre 10 000 personnes mobilisables pendant la guerre froide, y compris la défense civile), le redéploiement demeure modeste. Mais il n’est pas anodin.
« Ma tâche principale, explique le commandant du régiment de Gotland, Mattias Ardin, en faisant visiter la caserne en construction au coeur d’un immense terrain militaire, consiste à organiser la coopération entre l’armée suédoise et la société civile afin que les transports, l’hôpital ou l’approvisionnement alimentaire continuent de fonctionner en temps de guerre. » Sous-entendu : de guerre avec la Russie. « Il faut bien comprendre qu’au nord de l’Europe, la Russie demeure une menace militaire permanente ; pour nous, c’est le danger numéro 1 », décrypte Karlis Neretnieks, ex-général suédois qui
regrette le manque d’attention porté par les pays du sud du continent, dont la France, à l’Europe septentrionale.
A l’heure du sommet de l’Otan, les 11 et12 juillet à Bruxelles, la fébrilité nordique est palpable, aussi bien dans les pays Baltes qu’en Finlande ou en Suède. Il y a de quoi. Ces dernières années, les provocations russes se multiplient. Des sous-marins pénètrent clandestinement dans les eaux territoriales et des avions de combat violent à répétition l’espace aérien suédois. L’humiliant « épisode de la pâque russe », en 2013, reste gravé dans les mémoires.
Cette année-là, dans la nuit du Vendredi saint, deux bombardiers escortés par quatre chasseurs entrent dans l’espace aérien suédois afin de simuler une attaque nucléaire sur le royaume scandinave. Or l’aviation suédoise est incapable de réagir. Faute de moyens, aucun pilote n’est disponible pour faire décoller le moindre chasseur Gripen. Quelques mois plus tard, l’impuissance de ce qui fut jadis la quatrième aviation du monde (dans les années 1970) est révélée au grand public dans la presse. Le roi (de Suède) est nu.
Depuis, les acrobaties aériennes russes se poursuivent. Plusieurs fois par an, des chasseurs narguent les bâtiments de guerre suédois (et même américains), par exemple en les frôlant, couchés sur le côté afin de mieux exhiber leurs bombes accrochées aux ailes.
A cette guerre des nerfs s’ajoutent des bruits de bottes. Depuis 2009, Russie et Biélorussie opèrent des manoeuvres militaires de grande envergure près des frontières des pays Baltes. Intitulées « Zapad« (Ouest, en russe), ces simulations de guerre se répètent tous les quatre ans. Le dernier en date, « Zapad 2017 », a mobilisé la bagatelle de 100 000 hommes !
« Nous savons que leurs scénarios de war games incluent des mouvements de blindés vers la Pologne et le bombardement de terrains d’aviation suédois », révèle l’ex-colonel américain Sam Gardiner, qui a lui-même participé, avec l’Otan et avec les Suédois (non membres de l’Otan), à des dizaines d’exercices de ce genre en mer Baltique.
De son côté, la Suède, appuyée par l’Otan, n’est pas en reste. L’année dernière, elle a effectué son plus grand exercice militaire depuis vingt ans, « Aurora 2017 », avec 19 000 soldats suédois et 1 500 militaires scandinaves, baltes, américains ou français. Unwar game incluant des batteries, des missiles, et des avions américains présents sur le sol suédois. Du jamais-vu.
Branle-bas de combat ! La Suède a rétabli le service militaire. Un premier contingent de 6 000 appelés achève actuellement sa période de classes sous le drapeau jaune et bleu. Par ailleurs, en mai dernier, un accord de coopération militaire tripartite Suède-Finlande-Etats-Unis a été signé. Une initiative qui fait partie de la doctrine Peter Hultqvist, du nom du ministre social-démocrate de la Défense suédois, unanimement respecté par les politiciens de tous bords. Celle-ci consiste à remilitariser le pays, à se rapprocher de l’Otan et à pratiquement fusionner sa défense nationale avec celle de la Finlande. Objectif : rattraper le temps perdu depuis un quart de siècle.
Pendant ce temps-là, dans les think tanks suédois liés au ministère de la Défense, les meilleurs experts anticipent les scénarios de crise, voire de guerre. « Une opération russe à Narva, en Estonie, à l’extrême nord-est de l’Union européenne, est le premier scénario qui vient à l’esprit », estime Tomas Ries, analyste à l’Ecole supérieure de la Défense nationale suédoise.
Dans cette ville frontalière où vivent 65 000 habitants, 9 habitants sur 10 sont des russophones. A l’image de la prise de Donetsk, en Ukraine, Moscou pourrait « voler à leur secours » si, pour une raison ou un autre, ces Estoniens russophones « se sentaient menacés ». « N’oublions pas, pointe Ries, que, depuis 2010, la doctrine militaire du Kremlin légitime toute opération visant à voler au secours des ‘Russes ethniques’, y compris au-delà des frontières. »
Une coup de main similaire pourrait également être imaginée, plus au sud, à Daugavpils, deuxième ville de Lettonie avec 110 000 habitants, où plus de la moitié de la population parle russe. « Là, les choses seraient encore plus simples car, d’après ce que nous savons, la police lettone est infiltrée par l’espionnage russe », précise un interlocuteur qui travaille avec les services de renseignements suédois.
Un troisième scénario, plus évident encore, et bien connu, consiste, pour les Russes, à occuper le « corridor de Suwalki », du nom de la bande de terre de 60 kilomètres courant sur la frontière entre la Pologne et la Lituanie. En prenant son contrôle, Moscou ferait d’une pierre deux coups. Elle établirait un couloir de passage entre la Biélorussie et l’enclave russe de Kaliningrad, ouvrant ainsi un accès sur la mer Baltique depuis la Russie, et elle supprimerait le seul point de jonction entre les pays Baltes et leurs alliés de l’Otan.
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De surcroît, une réplique aérienne de l’Otan serait rendue extrêmement difficile du fait de la présence du système de défense sol-air S-400 dans l’enclave de Kaliningrad, capable de « fermer » l’espace aérien au-dessus de la Baltique.
Echec et mat ? Auteur du rapport Brännpunkt Baltikum [« Les pays baltes, zone sensible », juin 2016, non traduit], Robert Dalsjö n’est guère rassurant : « Sur le papier, les forces de l’Otan sont dix fois supérieures en nombre et en budget, mais dans le cadre d’un blitzkrieg, façon Crimée 2014, la Russie bénéficie d’un avantage incomparable, celui de la proximité, qui lui permettrait de tenir ses positions pendant trois ou quatre semaines sans être inquiétée. »
Reste à savoir, ensuite, si, pour répliquer à la prise d’une simple ville comme Narva, l’Otan serait prêt à se lancer dans une escalade militaire avec la Russie. Avec Trump au pouvoir à Washington, rien n’est sûr. Quant aux Européens, sont-ils davantage prêts à « mourir pour Narva », ou pour Daugavpils, qu’ils ne le furent, en 1939, pour Dantzig ?
Le colonel américain Sam Gardiner éclaire la situation d’un autre paramètre : « A supposer que les Etats-Unis interviennent, nos troupes seraient amenées à débarquer au Pays-Bas, puisque la mer Baltique serait pour ainsi dire fermée au trafic. Or la distance entre Rotterdam et les pays Baltes est supérieure à celle qui sépare Omaha Beach de Berlin. Vous voyez, rien n’est simple… »
Mais ces scénarios de politique-fiction sont-ils crédibles ? « Nous l’ignorons, admet Niklas Granholm, également expert de la région de la Baltique au sein de l’Institut suédois de recherche sur la défense (FOI). Mais nous savons une chose : notre capacité à déchiffrer les intentions de Moscou à l’avance n’est pas très bonne. Qui, en effet, avait vu venir l’annexion de la Crimée ? »
Autre question : quel serait l’intérêt du Kremlin à occuper une ville, une région ou un Etat balte ? « Ces Républiques ne sont pas des objectifs en soi, poursuit-il. Pour Poutine, il ne s’agit pas de gagner du territoire, mais de démontrer, le moment venu, que l’Otan est un tigre de papier incapable de tenir tête à l’ours russe. »
A l’Ecole supérieure de la Défense nationale (Försvarshögskolan), l’analyste Tomas Ries complète : « Depuis environ cinq ans, Poutine observe que nos sociétés sont déboussolées, affaiblies, divisées, mécontentes de leur sort. Si cet état d’esprit défaitiste – alimenté au passage par la fabrication de fake news – perdurait, si l’Otan et l’Union européenne se fracturaient, et si Poutine a Donald Trump dans sa poche, alors le président russe pourrait saisir une fenêtre de tir pour entreprendre une nouvelle aventure militaire. »
Pour sa part, la Suède sait qu’elle serait entraînée malgré elle dans un engrenage belliqueux, ne serait-ce que parce qu’elle se transformerait automatiquement en base aérienne pour les avions de l’Otan.
En prévision de l’impensable, le gouvernement du royaume fait distribuer, depuis la fin mai, aux 4,8 millions de foyers suédois, une brochure (en suédois et en anglais) intitulée « Que faire en cas de crise ou de guerre ». Il s’agit de préparer psychologiquement la population à un tournant historique. « Un simple retour à la doctrine de la défense civile en vigueur sous la guerre froide », minimise le gouvernement, qui a publié une première édition d’un livret similaire en 1943, par la suite régulièrement mise à jour jusqu’à la fin des années 1980.
N’empêche. Le livret de 20 pages distille d’innombrables conseils, depuis le stockage d’aliments jusqu’à la manière de se protéger du froid en cas de coupure d’électricité, en passant par les différents types de sirènes d’alerte. « Les bips rapides annoncent un bombardement imminent, des bips de sept secondes, un simple danger », apprend-on.
Autres conseils : localiser les abris souterrains, nombreux et hérités de la guerre froide, se méfier des rumeurs et apprendre à identifier les fake news. « Si la Suède est attaquée par un pays étranger, nous ne nous rendrons jamais », lit-on page 12. Avec cette précision : « Toute information appelant à cesser la résistance serait fausse. » Un tantinet anxiogène, peut-être ?